poèsie en liberté

poèsie en liberté

Une nuit

Il était juste passé dix-sept heures et déjà le jour s'était éteint sur sa journée de travail. Le téléphone sonna alors qu'elle avait à peine repris le chemin du retour à la maison et c'était encore Annie au bout du fil invisible du portable. Alors il fallait garer la voiture, au mieux et au plus vite, pour répondre. Annie, en sanglots, attendait une oreille dans laquelle déverser son flot de tristesse et de lamentations. La voiture s'arrêta et elle prit l'appel.

 

Cela faisait à peine un quart d'heure qu'elle avait quitté Annie en pleurs et en pleurs Annie l'était encore. Alors elle écouta les bribes de phrases articulées par son amie. Oui bien sûr elle comprenait, elle entendait bien, elle essayait de raisonner, elle pouvait même essayer de consoler un peu.

 

Mais tous les chagrins d'amour ont un point en commun. Ce sont tous des chagrins. De gros chagrins qui font mal au coeur, qui vous filent la tremblote et vous empêchent de respirer librement. Mais globalement on s'en remet, plus ou moins bien faute de choix car la vie n'attend pas. Il faut bien continuer de vivre et, si possible, avec le sourire et les yeux secs c'est mieux pour tout le monde.

 

Malgré toute l'amitié qu'elle portait à son amie, stoppée dans son parcours par ce coup de téléphone dérangeant, elle avait surtout hâte de reprendre sa route pour retrouver les siens, en premier lieu son fils de quatre ans qui l'attendait à la garderie. Alors elle s'efforça de se montrer brève et pour une fois légèrement directive.

 

"Écoute Annie, prends-toi un bon bain chaud, essaie de te détendre et de laisser passer la nuit. On en reparlera demain". " Il faut que je récupère les enfants". "Oui je te rappelle très vite, promis". "Je vais voir si je peux redescendre te voir plus tard". "Oui, je te dis". "Allez, courage. Bisous".

 

Et elle reprit son trajet habituel. Il fallait passer prendre Jules puis récupérer Alice chez la nourrice et une fois les deux petits réunis filer faire quelques courses afin de préparer le repas. Entre temps il faudrait trouver un moment pour donner les bains, poser son sac, enfiler les  pyjamas, desservir la table, lire une dernière histoire, remettre le couvert pour le retour du chef de tribu... et rappeler Annie.

 

Annie qui n'avait pas encore réussi à se construire une famille. Annie qui n'avait pas encore goûté au plaisir de ces journées un peu trop étroites coincées entre obligations professionnelles, urgences parentales et tendresses conjugales. Annie qui était seule tranquille chez elle en train de pleurer.

 

Elle gara enfin la voiture face aux locaux où l'attendait son petit garçon, les bras avides de câlins à distribuer, la bouche pleine de bisous à diffuser. La nuit était tombée. Le pas assuré et pressé, elle s'engagea sur le passage protégé. Et quelques secondes plus tard, la tête la première et les mains déjà tendues, une voiture la faucha.

 

Recouverte d'une couverture improvisée, elle gisait désormais, sous le crachin humide, à quelques mètres du passage qui l'avait si mal prémunie du danger, certes bien improbable, de se faire renverser aussi violemment.

 

C'est une douleur étrange mais insistante aux genoux qui la vit reprendre vie. Douleur suivie de près du regard un peu effrayé d'une femme aux cheveux blonds, penchée vers elle, et déjà vue quelque part... Mais où ?  La question ne nécessitait aucune réponse immédiate et c'était bien ainsi. Sa conscience, à peine retrouvée, lui dictant rapidement que l'urgence n'était pas aux politesses.

 

Faute d'oser le moindre geste, elle balbutia péniblement : "Et Jules ?".

" Votre fils va bien", il est avec votre mari. Votre petite fille aussi. Ils arrivent" lui répondit doucement la femme blonde. Alors, elle respira à nouveau, lentement, l'air humide et froid de la nuit.

 

"Et ma jambe ? J'ai mal". " Oui, les pompiers sont prévenus. Ils ne vont plus tarder."

 

Alors oui plus tard, bien plus tard, elle rappellerait Annie. Pour l'heure, le temps s'était arrêté sur elle, la nuit allait être longue, très longue et souvent rude. Le corps désormais tout engourdi de morphine, les paupières écrasées de fatigue, elle entrevoyait déjà les lueurs de l'hôpital. Et pour redonner espoir à ses membres meurtris, elle leur murmura ce doux proverbe africain : "La nuit dure longtemps mais le soleil finit toujours par arriver."

 

Martine



12/02/2016
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Ces blogs de Littérature & Poésie pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 9 autres membres