poèsie en liberté

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Le navarin

Il y a beaucoup de choses, finalement, que l’on s’explique assez mal même avec beaucoup de recul …. Et je ne sais plus pourquoi, en cette veille de Pâques, je fus prise d’une furieuse envie de mijoter un navarin d’agneau.

 

Sans doute l’effet des rayons du soleil sur les traits fatigués de mon visage ou le chant des oiseaux, un peu plus vif chaque jour, ou encore simplement la gourmandise, l’irrésistible envie d’en finir avec le lard au chou, d’éplucher de frêles carottes et pommes de terre et d’en débattre avec quelques navets.

 

Peu importe, il me fallait trouver au plus vite les ingrédients nécessaires à cette future et nécessaire célébration du printemps nouveau. Je m’engageais, à pied, vers la route principale du village, en direction du marchand de légumes. Un panneau affiché sur la porte d’entrée indiquait « fermé jusqu’à nouvel ordre ». Sauf, que je ne savais pas d’où viendraient les ordres, ni auprès de qui me renseigner.

 

J’obtins la réponse quelques instants plus tard en discutant avec ma voisine qui me raconta que mon primeur avait eu la bonne idée de visiter cette belle ville de Nice avec sa famille en juillet dernier…. Famille décimée un soir de fête nationale. Adieu carottes, navets et pommes de terre … Il ne me restait plus qu’à rejoindre mon boucher chez qui « pêcher » un morceau d’agneau.

 

 

Quelques rues plus loin, de nouveau, un écriteau sur la devanture : « Fermé pour raisons personnelles ». Inutile de m’attarder sur ces raisons, j’avais aussi vite fait de prendre un café avec ma voisine. Et j’appris, par la suite, que le beau-frère du boucher, agriculteur de métier, s’était suicidé en début de mois. Depuis, la boucherie n’était plus livrée.

 

Il me fallut cependant trouver rapidement une solution à cette « hécatombe » imprévue et comme tout à chacun je sortis mon smartphone de ma poche pour trouver une enseigne encore ouverte à sept heures du soir. Tous ces petits détours m’avaient quelque peu retardée. La nuit était tombée mais mon panier était demeuré vide.

 

Je mis peu de temps pour rejoindre, en voiture, le centre commercial le plus proche de mon domicile, lieu que je ne fréquentais plus depuis quelques années. Il me fut plus difficile de trouver une place de stationnement mais c’était sans compter les sous-sols prévus à cet effet et qui s’étaient développés tels des terriers.

 

En entrant, je cherchai des yeux une âme humaine afin d’éviter de me perdre en des lieux étrangers. J’aperçus rapidement des caissières, toutes bien alignées dans leurs costumes de travail, mais je n’eus pas le cœur de me frayer un passage au milieu des caddies entassés devant elles. Je pris une allée, au hasard, et me retrouvai dans le rayon librairie. Je fixai les livres, en touchai quelques-uns, fâcheuse habitude, lorsqu’une drôle de voix m’interpella « Bonjour, je m’appelle Timae, que puis-je faire pour toi ? ». Je ne pus retenir un petit cri en me retournant. Un robot, de blanc fraîchement repeint, me souriait béatement.

 

Là encore, je n’eus pas le cran de lui répondre, ni l’aisance d’appuyer sur je ne sais lequel de ses boutons et je pris la fuite dans une autre direction. Je poursuivis mon chemin en frissonnant et suffoquant. Je repérai enfin les étals de fruits et légumes et me précipitai sur un sac de pommes de terre.

 

A défaut d’autre chose je pourrais au moins me faire une bonne purée… puis, je me saisis très vite d’une botte de carottes, et de deux, trois navets avant d’envisager un quelconque repli. Enfin, je tentai de me calmer tout en essayant de contrôler ma respiration et de maîtriser mon angoisse montante. Puisque j’étais arrivée jusque-là, autant persévérer tout en espérant trouver un morceau de viande.

 

Je choisis l’allée principale et la parcourus rapidement en me penchant, au fil des rayons, vers les artères perpendiculaires. Soudain, et à mon grand étonnement, je remerciai  l’inventivité de la réclame. Sur un grand panneau suspendu au plafond, des lettres fluorescentes affichaient en gros les mots « promotion sur le mouton »… Le ciel était enfin de mon côté.

 

Sans chercher plus loin, je me hâtai vers la publicité ainsi exposée. En toute logique, des bacs réfrigérés remplis de viande, se trouvaient en dessous. La déduction était bonne. Le nez penché sur eux, je malaxai les paquets préparés afin de sélectionner ceux qui étaient le mieux adaptés à ma recette. Une autre main s’approcha des miennes et je lâchai prise…

 

Timea m’avait-il suivit ? Non ! La main était bien humaine et son heureuse propriétaire s’excusa en m’adressant un doux sourire. Ravigotée, je pris mes emplettes sous le bras et m’orientai vers les caisses. Je pris place derrière la file me semblant la moins « chargée » qui se révéla être, rapidement, la plus « longue ». J’appris, plus tard, toujours de la bouche de ma voisine, que ce phénomène inexplicable était assez courant.

 

De retour chez moi, je déposai mes courses sur la table de la cuisine, pris quelques minutes pour me rafraîchir l’esprit, envisageai même une petite douche, y renonçai, enfilai un tablier et m’assis devant mon ordinateur pour  y dénicher la recette tant attendue.

 

C’est alors que ce cher vieux copain de « Google » m’octroya une double récompense. La première ne me surprit pas : Une « marche à suivre » facile et savamment illustrée m’attendait. Mais j’appris également que « Navarin » était une bataille navale ayant contribué à l’indépendance de la Grèce. Puis, de clics en clics, je découvris gravures et peintures de cette bataille, et, la fatigue aidant, je me laissai bercer par les eaux du Péloponnèse.

 

Nous étions le 20 octobre 1827. Les morceaux d’agneau doraient doucement dans la sauteuse. La Grèce s’était soulevée contre l’occupant turc mais les armées du sultan ripostaient impitoyablement. Le sang coulait. Carottes et navets venaient d’être épluchés et délicatement découpés. Les gouvernements occidentaux répugnaient à secourir les insurgés. Les légumes, mélangés aux oignons, sautaient à leur tour. La flotte égypto-turque, commandée par Tahir Pasha, ne semblait vouloir entendre raison.  Les Occidentaux se décidèrent et envoyèrent une escadre chargée de « surveillance » dans les eaux grecques.

 

Carottes et navets rejoignaient la viande dans la sauteuse. Il restait à couper les pommes de terre, en deux, si nécessaire. Soudain, l’escadre européenne, sans raison apparente, passa à l’attaque et envoya, par le fond, la flotte du sultan. La bataille éclata.

 

Il fallait désormais plonger les pommes de terre. Carottes et navets s’affolèrent. « Planquez-vous tous, on nous bombarde ! ». Des morceaux de viandes éparpillées se détachèrent tels des réfugiés errants sur des débris de vaisseaux. Le bouillon s’agitait un peu trop. La mer se fâcha. Il était grand temps de baisser le gaz. Trop tard, les oignons étaient grillés. Il fallait rajouter de l’eau.

 

Mais où avais-je la tête ? J’avais oublié le double concentré de tomate et l’ail écrasé… Il était peut-être encore temps... Non ! L’eau se transforma en marre de sang sur laquelle gisaient des morceaux concassés, broyés, pulvérisés de légumes apeurés, déchiquetés, foudroyés, touchés, coulés !  Haut de gigot, collier et plat de côtes furent rapidement submergés par tant de fureurs déchaînées.

 

La Grèce  venait d’obtenir son indépendance mais à quel prix ? Mon pauvre agneau, symbole de douceur, d’innocence et de bonté, venait de se prendre les pattes dans un jus guerrier et sanglant. Une fois encore, mon plat ne ferait pas recette.

 

Etait-ce ma faute ? Moi qui n’étais armée que de bonnes et loyales intentions ? Me serais-je laissée détourner, déborder, par mon imagination et quelques clics de trop ?

 

Une prochaine fois, je me rendrais directement chez ma voisine pour lui acheter ses légumes. Son frère nous approvisionnerait en viande. Sa belle-fille nous aiderait à éplucher les carottes. La chienne reniflerait le bouillon en remuant la queue.

 

Et loin de tout écran, de tout centre commercial, de toute divagation solitaire, nous préparerions, ensemble, et en musique, tous les ingrédients nécessaires pour les faire joyeusement revenir dans une sauteuse.



19/03/2017
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