poèsie en liberté

poèsie en liberté

De la folie

Une main en bois sculptée accueillit le petit homme au seuil de l’appartement. Semblant écorchée elle était presque repoussante. Mais le petit homme était chargé d’une mission. Ne pouvant reculer, il s’empara de la main inerte et frappa bruyamment.

 

Dans ce Paris du mois de mai, la matinée était déjà achevée et les rayons du soleil transperçaient les feuilles printanières des grands arbres.  La porte s’ouvrit et un corps imposant enveloppé d’un peignoir fit son apparition.

 

- Monsieur ?

- Monsieur, j’ai quelque chose d’important à vous dire…

 

La porte s’ouvrit plus amplement et le lourd peignoir, d’un vaste geste, invita le petit homme à entrer. D’une main nerveuse, le petit homme débarrassa les exemplaires du « Gil Blas » qui encombraient le siège et s’assit rapidement. L’homme au peignoir ne sembla pas s’en offusquer et posa, quant à lui, ses fesses, sur le lit défait. La pièce était étroite, sombre, encombrée d’étagères elle-même débordantes d’ouvrages entassés. Face à la fenêtre, feuilles et manuscrits trainaient, sans ordre apparent, sur une table en bois. Les murs baignaient dans une odeur d’éther et de tabac froid.

 

- Je vous écoute.

 

Le regard était sombre, perçant, rehaussé de larges sourcils. Les yeux vifs semblaient ne pas vouloir se fixer.

 

- Monsieur il faut que je vous parle, c’est très important…

- Mon ami, quelle que soit la chose qu'on veut dire, il n'y a qu'un mot pour l'exprimer, qu'un verbe pour l'animer et qu'un adjectif pour la qualifier. Je ne peux donc que vous inciter à vous lancer …

 

Le petit homme se racla la gorge, se redressa et courageusement se leva. Il sortit de sa poche une missive froissée.

 

- Voilà. Tout est inscrit, là.

 

Soudain le bras tendu, se raidit, s’affaiblit, trembla. La main s’ouvrit et la missive s’échappa pour s’échouer sur le tapis coloré. Une femme, précédemment dissimulée dans un recoin de l’appartement, venait de faire irruption dans l’intimité des deux hommes. Ses cheveux longs et bruns se perdaient dans une large étoffe lui couvrant le cou et l’épaisse poitrine. Une robe de rouge vif laissait apparaître une taille finement sculptée et de noires bottines crottées.

 

- Mon ami, ne vous laissez point abuser ni dissiper. Le cul des femmes est monotone comme l'esprit des hommes ! Cependant, de l’un comme de l’autre l’on ne saurait se passer.

 

Désormais en équilibre sur une seule jambe, le petit homme tenta de reprendre contenance et se pencha vers le sol pour récupérer le papier perdu. Mais une lourde pantoufle s’abattit sur sa menotte fébrile.

 

- Trop tard, mon ami. Peu importe ce qui est inscrit sur ce bout de papier. Sachez que je suis pressé et qu’un bon déjeuner m’attend sur les berges de la Seine. Il est grand temps pour moi de tourner le dos à cette maudite tour Eiffel.

- Monsieur, je vous en prie. Ne négligez pas cet écrit.

- Mon ami, sachez que je ne néglige aucun écrit et je peux vous jurer sans craindre damnation qu’à mon retour les mots inscrits le seront toujours.

-  Monsieur, vous auriez tort de ne pas prendre connaissance, de suite, de ce message !

 

Mais le peignoir ne sembla plus entendre et se redressa à son tour. En se tournant du côté opposé du lit il saisit un pantalon et une chemise abandonnée. Le peignoir tomba aux pieds de la forte stature exposée nue.

 

Le petit homme subitement refroidit par l’attitude de son hôte tenta un léger repli vers la porte.

 

- Non, ne partez pas ! Je vais avoir besoin de vous pour ajuster mon nœud. Voyez-vous je suis peu douté pour ce genre d’artifice et la vue me fait défaut dès que la lumière se renforce. Ou trouvez-moi ce foutu valet qui s’enfuit dès qu’un jupon passe le pas de la porte !

- Monsieur vous devriez vous calmer…

- Me calmer ! Mais c’est vous qui êtes venu me trouver. Vous, qui restez ainsi suspendu au milieu de mon appartement dans votre petit corps engoncé. Vous, qui étalez votre maladresse devant moi sans vous soucier un instant de ce qui m’attend, dehors.

- Dehors ?

- Oui dehors !

 

Et le petit homme, de nouveau, esquiva un pas vers la sortie.

 

- Mais non, bête humaine, je ne vous dit pas « dehors » à vous ! Je vous signifiais juste que je devais sortir et que le soleil, fusse-t-il de mai, ne m’attendrait pas plus longtemps. Alors hâtez-vous un peu et ajustez-moi ce foutu nœud que je puisse enfin partir le rejoindre !

- Bien, mais vous devriez m’écouter…

- Ai-je le choix ! Parlez, parlez donc mon ami. Je vous écoute…

 

La tête penchée vers le torse bombé, le petit homme balbutia :

 

- Monsieur, Flaubert est mort.

 

Le nœud à peine ajusté se détacha soudain des mains du petit homme, qui se raccrochant à la chemise encore ouverte, s’empressa de saisir un bouton et quelques poils afin de ne pas tomber.

 

- Bougre d’idiot. Oiseau de malheur. Ignoble corbeau. Comment osez-vous prétendre chose pareille. Venir jusqu’à moi, ainsi, raidit de frayeur, m’annoncer que Flaubert et mort. Mais, vous ne manquez pas de toupet ! Comment un homme tel que lui peut-t-il mourir ? Mon pauvre petit, il y a trois jours à peine il braillait encore plus fort que moi. Vous le voyez, lui, déjà enterré sous les yeux abrutis de quelques rouennais incultes ? Vous le voyez, lui, entrer dans une tombe en une journée pareille, dans l’indifférence générale. Ravalez donc immédiatement votre ignoble assurance et votre missive avec. Flaubert ne peut pas mourir et sa Bovary nous survivra encore durant les siècles à venir. Faites le savoir même si vous semblez encore l’ignorer.

- Monsieur, je ne voulais en rien vous contrarier.

- Et cependant, vous l’avez fait. Abrutit !

 

Toute la pièce s’emplit alors de multiples courants d’air répondants aux déplacements violents et mal maîtrisés de l’homme au nœud défait.

 

- Bon, quatorze heures déjà et rien dans le ventre. Où ai-je posé la boîte de chocolats offerte par Zola hier soir ? Là ! Bravo. Mon ami, je vous en prie, partagez une petite douceur avec moi…. De toutes les passions, la seule vraiment respectable me parait être la gourmandise.

- Merci.

- Apparemment la passion vous est étrangère. Heureux homme ! Vous n’êtes pas du genre à aimer normalement sous le soleil ni à adorer frénétiquement sous la lune vous !

-  Monsieur me parle ?

-  Non Monsieur ne vous parle pas. Il s’adresse à un mur ! Un mur qui vient soudain de se dresser face à lui sans qu’il sache encore bien ni comment ni pourquoi…

- Je ne vous veux aucun mal…

- Et pourtant vous m’en faites ! disparaissez donc rapidement, ici, maintenant, avant que je ne me fâche sérieusement !

- Sérieusement, je peux prendre congés ?

- Sérieusement, oui, prenez congés et vite !

 

Le petit homme se fraya, sans attendre, un chemin vers la sortie. Ecartant le peignoir d’un pied et les draps renversés de l’autre, il s’approcha, doucement, de la porte. Le parquet en bois fit entendre un bref gémissement …

 

- Qu’est-ce encore ?

- Rien, monsieur, je pars …

- Et où partez-vous donc ainsi. Vous oubliez votre lettre. Est-ce à  moi de la ramasser ?

- Monsieur ce courrier vous était adressé.

- Adressé ? Et vous ne me l’avez pas donné ? Inconscient que vous êtes. Savez-vous qu’il contient peut-être une douce et légère invitation parfumée ? Une suave promesse de rencontre ?

- Non, je ne crois pas …

- Vous n’en savez rien. Pauvre ignorant. Le baiser frappe comme la foudre, l’amour passe comme un orage, puis la vie, de nouveau, se calme comme le ciel, et recommence ainsi qu’avant. Se souvient-on d’un nuage ?

- Pardon ?

- Les femmes, mon ami, les femmes … la conquête des femmes est la seule aventure exaltante dans la vie d’un homme !

- Monsieur aurait-il encore goût à l’amour en ce jour ?

- Goût à l’amour en ce jour ? Mais qui vous parle d’amour ? Je vous parle de plaisir, d’élégantes parfumées, cocottées, et vous, vous me parlez d’amour ! L’amour est délicat : un rien le froisse : tout dépend, sachez-le, du tact de nos câlineries. Un baiser maladroit peut faire bien du mal…

- Monsieur, je ne me reconnais, certes, aucune connaissance en la matière … Excusez-moi.

- Alors, vous, le petit homme au papier froissé, vous, vous ne connaissez rien à l’amour non plus … mais de quel bois êtes-vous fait animal ?

 

L’homme au torse bombé, dans un vaste élan, décrocha les rideaux de la fenêtre en tendant, théâtral, son bras droit levé en direction du petit homme. Et ce dernier, penaud, se rassit bien vite pour apaiser l’orage naissant.

 

- Bien ! la position assise est de loin la meilleure pour ceux de votre espèce !

- De mon espèce ?

- Oui, je vous parle de ceux qui ne tiennent pas debout. Les fléchissant, les courbaturés, les handicapés du cœur, les infirmes de l’âme ! Vous me suivez ?

- J’ai un peu de mal monsieur…

- Enfin une parole honnête. Merci petit homme. Nos yeux, nos oreilles, notre odorat, notre goût différent, créent autant de vérités qu’il y a d’hommes sur la terre et n’allez pas croire, cher ami, je vous respecte. Mais quand vous vous montrez sincère, là, je vous aime !

- Merci monsieur.

- Ne me remerciez pas. Je ne crois guère aux grands sentiments et refuse tout encouragement lorsqu’il m’arrive d’en faire état. Quand on a le physique de l’emploi, on en a l’âme et je vois bien chez vous, le désir, autant que le courage, de mener à bien votre mission.

- Oui, Monsieur voit juste.

- Et en quoi consiste au juste cette mission ?

 

Le petit homme hésita un moment face au regard insistant qui se promenait sur lui puis se leva doucement les deux mains jointes. Les petites mains se frottèrent, s’immobilisèrent un instant et reprirent leur lente gesticulation.

 

- Monsieur, il me semble, cependant, que je vous l’ai déjà dit …

- Ce que vous m’avez dit, je l’ai oublié ! Seul m’importe ce que vous avez encore à me dire. Est-ce assez clair pour vous ou faut-il que je vous l’écrive noir sur blanc ?

- Monsieur, il s’agissait de Flaubert …

- Ah oui, Flaubert ! Alors on l’aurait tué, lui ? Qu’elle drôle d’idée. J’avoue avoir perdu beaucoup de certitudes et d’illusions sur la nature humaine. Mais tout de même, tuer Flaubert… Qu’elle drôle d’idée !

- Non, pas tué, Monsieur …

- Il se serait suicidé alors ? Mais mon pauvre ami, vous délirez ! Le suicide ! Mais c'est la force de ceux qui n'en ont plus, c'est l'espoir de ceux qui ne croient plus, c'est le sublime courage des vaincus. Et ce serait reconnaître, alors, que Flaubert n’a plus ni force, ni espoir et que, de surcroit, il est vaincu ! Mais vaincu par qui, par quoi, diantre ! Vous devriez vous faire examiner. Si vous le souhaitez je peux vous recommander à quelques célébrités du milieu.

- Du milieu ?

- Oui, du milieu médical. J’entends. Vous me paraissez soudain bien désorienté et bien pâle. Est-ce mes propos qui vous troublent ainsi ou la lumière crue de ce début d’après-midi.

Et l’homme à la chemise encore ouverte se leva bruyamment en se dirigeant vers la fenêtre.

- Et où sont donc passés mes rideaux ? Toute cette lumière… Je vous comprends ! C’en est trop. Rendez-moi mes rideaux je vous prie !

- Monsieur, je ne vous ai rien pris …

- Rien pris. Comment pourrais-je le croire. Ces rideaux étaient là à mon réveil. Et je n’ai vu que vous depuis. Non ? Qui d’autre dans cette pièce ?

- Il m’a semblé apercevoir une femme tout à l’heure …

- Aperçu, mon petit, aperçu … cela ne suffit pas. L’oeil, songez à lui. Il boit la vie apparente pour en nourrir la pensée. Il boit le monde, la couleur, le mouvement, les livres, les tableaux, tout ce qui est beau et tout ce qui est laid, et il en fait des idées. Vous vous êtes fait des idées, tout bonnement. Aucune femme n’est sortie de cette pièce depuis un moment !

- Une demoiselle en robe rouge …

 

Pris d’une soudaine fougue, l’homme au nœud défait saisit le petit homme par l’encolure de la veste.

 

- Une robe rouge. Vous avez bien dit rouge… un rouge sang, un rouge vermillon, un rouge carmin ?

- Monsieur, je vous en prie, calmez-vous …

- Savez-vous combien de rouges cohabitent sur cette terre ?

- Monsieur, lâchez-moi, vous m’étouffez…

- Vous étouffer moi ? Mais c’est vous qui m’étouffez avec votre insistance, vos insinuations douteuses, votre regard perdu, votre présence injustifiée !

- Mais c’est monsieur qui m’a demandé de rester …

Comme affaiblit par ces dernières paroles, l’homme au  nœud défait pencha la tête et fit quelques pas derrière lui. Se retournant il croisa son image dans un miroir.

L'oeil. En lui, il y a l'âme, il y a l'homme qui pense, l'homme qui aime, l'homme qui rit, l'homme qui souffre !

- Monsieur me parle ?

- Ce que l'on aime avec violence finit toujours par vous tuer...

- Je vais partir monsieur, vous devriez vous reposer un peu.

Notre grand tourment dans l'existence vient de ce que nous sommes éternellement seuls, et tous nos efforts, tous nos actes ne tendent qu'à fuir cette solitude.

- Je vous souhaite une bonne journée …

Mais sait-on quels sont les sages et quels sont les fous, dans cette vie où la raison devrait souvent s'appeler sottise et la folie s'appeler génie ?

 

Le miroir se brisa sous le poing jeté de l’homme défait et de petits ruisseaux de sang creusèrent leur route sur la large main. L’homme tituba renversant la table. Le verre de lait se brisa sur le sol unissant sa couleur blanchâtre aux lignes sombres du parquet.

 

Un bruit sec me fit sursauter. En ouvrant les yeux je vis le soleil baisser à l’horizon. Les oiseaux chantaient encore. Derrière la tombe de Flaubert, je discernais les hauts de Rouen. Collé contre ma poitrine, le Horla de Maupassant, respirait avec moi et je versais une larme en souvenir de ces deux-là.

 

On finirait par devenir fou, ou par mourir, si on ne pouvait pas pleurer.

 

 

 

les phrases en italiques sont de Maupassant


20/01/2017
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